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Apprenons à déconstruire l'imaginaire que nous renvoie le mot "noir-e" lorsqu'il s'agit de désigner une ou des personnes noires

Un jour, en compagnie de membres de ma famille, je regardais une série anglaise tournée autour de la vie d'une famille noire, doublée en français. Parmi les personnes présentes, mon cousin et moi-même n'avons pas réussi à convaincre les autres de regarder la série en version originale sous-titrée en français. Tout le monde ne maîtrise pas la langue de Shakespeare ! A vrai dire, mon cousin et moi-même sommes aussi loin de la maîtriser...Et pourtant, nous préférons de loin regarder les séries américaines et anglaises en VO sous-titrées en français plutôt que de supporter un doublage français empreint de stéréotypes concernant les personnages noirs. Bon, je dois tout de même vous avouer que la série UNDERCOVER, en valait la peine, et puis j'étais mauvaise langue,...les voix n'étaient pas si stéréotypées que cela...vraiment !

 

Au-delà des doublages, une scène m'a marqué. Il s'agissait d'un échange entre un acteur noir, personnage principal de la série et sa collègue blanche. Elle s'adressa à lui : "C'est vrai qu'en tant que policier black..." Et là, blocage,...j'ai trouvé cette phrase étrange. Et vous ? Qu'en pensez-vous ? Vous trouvez normal qu’une série double tous les mots en français sauf le terme "black" pour désigner une personne noire ? On aurait souvent tendance à parler d’abus de langage, d’habitude, d’anglicisme dans l’emploi de ce terme. Aujourd'hui, nous connaissons toutes sortes d’alternatives à l'utilisation du mot « noir-e » pour désigner une personne noire : black, de couleur, non-blanc, racisé(e). J’ai décidé de m’intéresser au terme « black » qui me semble le plus courant. Je me suis demandée pourquoi en étions nous arrivé(e)s à substituer le mot « noir-e » par « black » ? Si cela avait un lien avec la perception que nous avons de nous-même en tant que noir-e et avec celle des blancs vis-à-vis des noirs ? Enfin, en quoi serait-il utile de déconstruire l’imaginaire que nous avons intégré du mot « noir-e ». Je souhaite vous partager mon avis suite aux résultats de mes courtes recherches sur la symbolique, la perception et la sémantique du terme « noir-e ».

 

La vision péjorative du mot « noir-e » en France : des conséquences historiques, psychologiques et sociales

 

 

En France et en Occident de façon plus générale, nous avons été éduqués à imaginer la couleur noire comme celle de la terreur, du malheur, du mauvais présage, du deuil, de la saleté, des ténèbres et j'en passe... Je n'ai pas besoin de vous compter les nombreuses expressions françaises qui nous renvoient à une représentation très péjorative du mot : « Broyer du noir », « Un jour noir », « Un regard noir », « Pousser au noir », « Voir les choses en noir », « Comédie noir »,...Il y a l’embarras du choix. Ces expressions et plus globalement la représentation péjorative du terme « noir-e » est un premier élément de réponse pour expliquer pourquoi on souhaiterait substituer le mot « noir-e » par « black » afin de s’adresser à une personne « noir-e ». J’ai eu l’occasion de parler du sujet avec une de mes proches connaissances d’origine indienne à qui je demandais texto : « Pourquoi tu ne dis pas « noir-e » mais « black », lorsque tu évoques une ou plusieurs personnes noires en général ? ». Il m'a répondu : « J’ai peur que l’on croit que je vous insulte ». Je me rappelle aussi d’une conversation datant de 2012 avec une camarade de classe de couleur blanche qui m’avait également affirmé qu’elle employait le terme « renoi », verlant du mot « noir-e », qu’elle trouvait plus acceptable que le terme « noir-e » qui était trop fort, trop négatif.

 

Cette perception s’est également retrouvée auprès d’une collègue d’origine latine vivant en France. Elle me disait que dans sa propre langue qui est l’espagnol, elle n’utilisait pas le terme « Negro » pour désigner une personne noire mais « Negrito » afin d’atténuer la représentation historique de « Negro », renvoyant au passé esclavagiste de ses ancêtres. En arrivant en France, elle ne comprenait pas pourquoi beaucoup de Français de couleur blanche utilisaient le terme « black » pour désigner les personnes noires. Elle a pensé qu’il s’agissait aussi d’un substitut car ils ne seraient pas à l’aise avec le terme « noir-e». Par habitude, elle utilise maintenant le terme « black » pour désigner des personnes noires. Enfin, une autre de mes collègues blanches m’a expliqué qu’elle n’utilisait jamais le terme « noir-e » et employait plutôt le terme « black » en lien avec le mouvement qui s’est créé notamment aux Etats-Unis. Je suppose que le terme « black » la renvoie à un mouvement plus « valorisant » pour les noir-es. Elle ajouta que le terme « noir-e » lui faisait penser au terme nègre et au passé esclavagiste de ses ancêtres.

 

Je me dois aussi de dire que j’entends certains noir-es employer le terme « black » pour se désigner ou désigner des personnes noires. Je n’ai pas d’élément de réponse précis à cette question mais je suppose que ces personnes l’utilisent pour deux raisons. Cela peut-être une habitude de langage à force d’être désigné(e) par ce terme. D’ailleurs, je me rappelle qu’il m’était déjà arrivé d’utiliser le terme « black » pour désigner des personnes noires, d’en prendre conscience et de me corriger aussitôt. J’étais encore en phase de transition dans la déconstruction de l’imaginaire que j’avais du mot. Et c’est justement ma deuxième hypothèse. Peut-être que certains noir-es utilisent le terme « black » car ils sont encore mal à l’aise avec l’appellation « noir-e ». Et vous que pensez-vous de cela ?

 

Toujours lors de mes échanges avec mes deux collègues blanches, celles-ci me demandaient comment je me sentirais si j’étais désignée par le terme « noire » à la place de « black » ? J’ai alors répondu que je n’avais aucun souci d’être désignée par ce mot. Je vous avoue, il y a quelques années, je ne pense pas que la réponse aurait été similaire car comme je l’évoquais ci-dessus, j’étais encore en phase de transition dans ma déconstruction. J’ai voulu avoir l’avis d’autres personnes noires en les interrogeant sur la même question que mes collègues m’ont posées. Un membre de famille m’a alors répondu qu’être désigné par « noir » au lieu de « black » ne le gênait : « Absolument pas », avant d’ajouter que le mot « noir-e » le renvoyait à « la silhouette noire et radicale des Black Panthers et au mouvement Anti-fashion des années 80 ». Enfin, j’ai posé la question à une de mes amies qui m’a répondu qu’il était ridicule d’utiliser le terme « black » en France pour désigner des personnes noires alors que l’équivalent français de ce terme existe. Et vous en tant que noir-e vous sentirez vous gêné(e) d’être désigné(e) par le terme « noir-e » à la place de « black » ?

 

Au final, ces courts témoignages bien qu’ils sont loin de représenter l’opinion de l’ensemble des populations noires et blanches de France m’amènent à quelques résultats. Tout d’abord, je remarque qu’il y a une représentation différente du terme « noir-e » et de sa perception en fonction de la couleur de la personne qui témoigne. Parmi les personnes blanches interrogées, la dimension psychologique est fortement présente. Ces personnes pensent que les noir-es n’accepteraient pas d’être désigné(es) comme tel(les). La représentation du terme noir-e que ces personnes ramènent au passé esclavagiste de leurs ancêtres et donc à la période d’esclavage de certains de nos ancêtres, les rendent plus réticentes à employer ce terme. Elles pensent peut-être que les noir-es seraient gêné(e)s qu’on leur rappelle ce passé à travers ce mot. Au final, ce sont plutôt ces personnes blanches qui ne sont pas à l’aise avec l’emploi de ce terme du fait de la représentation qu’elles en ont.

Exposition Studio Portrait, Malick Sidibé, photographe Malien, 1936-2016
Exposition Studio Portrait, Malick Sidibé, photographe Malien, 1936-2016

Ainsi, parmi les noir-es que j’ai interrogés(e)s et ceux avec lesquels j’ai parlé de ce sujet, ils/elles sont plutôt à l’aise à l’idée d’être désigné(e) comme « noir-e ». Je pense que le fait d’assumer, d’accepter sa beauté noire, et de connaître son passé (qui ne se résume pas qu’à l’esclavage) a une forte influence sur la vision et le rapport qu’une personne noire peut avoir avec le mot « noir-e ». Cette vision peut être totalement différente que celle que certains blancs pensent que nous pourrions avoir. Le fait d’être « noir-e et fier-e » s’apparente tout comme le « black and proud » aux Etats-Unis à une revendication de sa couleur, de son passé et de ses origines comme un affront à la représentation négative dominante du mot « noir-e ». Les personnes blanches n’auraient pas besoin d’être gênées d’utiliser ce terme puisque nous le sommes et fièrement. Pour autant, je ne serais pas étonnée de savoir que des personnes noires pourraient être mal à l’aise à l’idée d’être désignées comme « noir-e » et préféreraient donc l’usage du terme « black ». Je pense que cela est lié à la construction de notre représentation du mot « noir-e » en Occident.

 

En effet, nous avons été éduqués de façon à nous représenter le mot « noir-e » négativement. L’émotion positive ou négative que nous éprouvons en étant désigné(e) par tel ou tel mot ou en employant un terme donné, n’est pas liée au mot lui-même mais à la représentation, l’image que nous en avons. Nous pouvons apprendre à nous représenter le mot « noir-e » autrement. Je vous en donne ci-dessous deux explications.

 

La représentation du terme « noir-e » est relative

 

Suite à mes recherches et mes lectures notamment sur le site source-unity.canalblog, j’ai appris que le terme « noir-e » n’a pas toujours été assimilé à une connotation négative en Occident. C’est une évolution dans le temps qui a amené à cette représentation négative. A l’origine, le noir est le symbole de la fécondité, la couleur des déesses, de la fertilité et des vierges noires. C’est au fil du temps que sa représentation a été assombrie en Occident. Le site source-unity.canalblog explique aussi que le noir a une signification différente selon les pays et les traditions. En Occident, on a bien compris que l’image est plutôt négative. En Thaïlande, c’est la couleur de la malchance mais en Inde, elle permet de rétablir l’équilibre et la santé. Pour les soufis, le noir représente la fin du parcours initiatique et l’extase suprême. Pour les aborigènes d’Australie, il est la couleur de la terre et de la fête, c’est-à-dire de la fertilité et de la joie.

 

Nous observons au final que la symbolique et la représentation négative de la couleur noire en Occident, n’ont pas été toujours figées. De plus, cette représentation est variable dans le reste du monde. Par ailleurs, nous avons appris à avoir une vision négative de ce terme et pourtant, un mot n’est qu’un mot, seul notre cerveau en représente le sens.

Nous devons distinguer le mot « noir-e » de la personne désignée comme « noire » car en réalité, il n’y a aucun lien entre les deux

Toutes les représentations connotations, complexes, perceptions que nous avons en disant ou en lisant le mot «  noir-e », n’est qu’un construit social.

J’évoquerai ici la notion d’arbitraire linguistique de Ferdinand de Saussure, linguiste d’origine Suisse. Je vais reprendre en partie les explications du site analysesémantique.com qui sont plutôt claires. Ferdinand de Saussure a mis en évidence le fait qu’un mot : signe linguistique, est composé de deux faces : le signifiant (le son, la phonétique du mot lorsqu’il est employé) et le signifié (l’image, le concept de ce que nous avons en tête lorsque nous entendons ce terme). Exemple : « un cheval » est un signe linguistique composé de deux faces : le signifiant et le signifié. Le signifiant : le mot « cheval » en tant que tel lorsque nous le prononçons ; le signifié : l’image d’un animal à quatre pattes doté d’une longue chevelure. Il n’y a aucun rapport entre ces deux faces en les prenant séparément d’où l’idée d’arbitraire linguistique. On a choisi « cheval » mais on aurait pu prendre un autre mot pour désigner cet animal. D’ailleurs, en Angleterre c’est « horse » ou « caballo » en Espagne qui sont employés pour désigner cet animal. Ces mots anglais et espagnols n’ont également aucun rapport avec l’image que l’on se représente d’un cheval. Et pourtant, signifiants et signifiés ne sont compréhensibles qu’ensemble. Lorsque je vous dis le mot : « cheval », vous représentez automatiquement dans votre tête l’animal, ses membres et sa chevelure.

 

Maintenant, je vais faire le parallèle avec le terme : « noir-e » employé pour désigner une personne. Celui-ci est un signe linguistique composé du signifiant « noir-e » et du signifié : personne ayant un taux de mélanine allant de peu à très élevé. En d’autres termes, personne variant du teint marron clair au marron très foncé. On aurait d’ailleurs pu utiliser le terme « marron » pour être au plus proche de la réalité. L’arbitraire linguistique est donc présent car là encore, il n’y a aucun rapport entre le signifiant et le signifié. Je pense tout de même que le choix du mot « noir-e » à l’époque de l’esclavage n’était pas anodin en France. Je pense qu’il y a eu une volonté d’éduquer une représentation, une connotation et une perception péjorative de la personne noire notamment pour légitimer, justifier et faciliter l’esclavage. Le mot « noir-e » avait déjà une représentation péjorative d’où peut-être l’idée de l’assimiler aux personnes de teint marron clair à marron très foncé. C'est là que l'idée de construit social prend tout son sens. Les témoignages notamment des personnes françaises blanches évoquées plus haut seraient le résultat inconscient de cet ancrage de connotions et de représentations par le langage. En tant que français-es et afro-descendant-es, nous avons aussi inconsciemment intégré cette représentation. Et pourtant, nous venons de l’observer, le mot « noir-e » tout seul ne vaut rien. Nous seul(e)s avons le pouvoir de magnifier ou de ternir son sens par notre pensée.

 

Les personnes noir(es) de France qui assument et se revendiquent comme « noir-e et fièr(e) » ont peut-être réussi à déconstruire la représentation du terme « noir-e » telle qu’on a voulu l’inculquer en France. Les personnes blanches qui « osent » désigner les noir-es par ce terme ont peut-être réussi à se délier de cette gêne, ce malaise inconscient qui signifie inconsciemment au fond « Vous pauvres noir-es, mes ancêtres ont esclavagisé les vôtre, je ne veux pas vous froisser, excusez-moi d’être du bon côté ». En tant que noir-e, j’interprète ce malaise comme un sentiment inconscient de pitié qui n’a pas lieu d’être et qui perpétuerait même cette position de supériorité. C’est pourquoi je pense qu’il est important de déconstruire l’imaginaire que nous avons appris du mot « noir-e ».

 

Je vous l’accorde, déconstruire et désapprendre une pensée, une réflexion ou une représentation n’est pas facile. Je sais de quoi je parle car je suis actuellement dans cette phase et il m’arrive fréquemment de voir le naturel revenir au galop…de me rendre compte que ce que je pensais déconstruit ne l’était finalement pas ou que partiellement. Nous avons appris à penser, réfléchir, agir ou représenter d’une certaine manière certes, mais cela ne signifie pas que cette manière est la seule, voire la bonne. Charge à nous de questionner, valider ou infirmer nos automatismes.

 

A.S

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Commentaires: 1
  • #1

    Coumba (dimanche, 15 mars 2020 22:47)

    Merci à toi pour cet article.